Nicolas Sarkozy, Portrait du président en oppresseur
Nicolas Sarkozy, Portrait du président en oppresseur
Courrier International, un
article de Der Spiegel
http://www.courrierinternational.com/article.asp?obj_id=92752
RÉQUISITOIRE • Portrait du président en oppresseur
Pour le correspondant en France du magazine
Der Spiegel, Nicolas Sarkozy est une calamité pour les Français. Ivre de
pouvoir, il est – selon lui – en train de mettre à mal les fondements
démocratiques du pays. La question de savoir s’il arrive à Nicolas
Sarkozy de dormir s’est une nouvelle fois posée ces dernières semaines,
pendant lesquelles le président français s’est attelé à sauver la planète. On
l’a vu sur toutes les chaînes de télévision, à la une de tous les journaux,
avec Merkel et Barroso, avec Brown et Zapatero, avec Bush et Medvedev. Il s’est
assis à la table de toutes les réunions avec le plus grand sérieux, est apparu
l’air parfaitement réveillé derrière tous les pupitres, s’est exprimé devant le
Parlement européen et devant les Nations unies, parlant comme toujours d’une
voix forte et claire, proposant des plans pour en finir avec la crise
financière et économique mondiale, des idées et des paquets de mesures pour
relancer le système mondial après le naufrage. Même ceux qui n’ont prêté qu’une
attention distraite aux faits et gestes de Sarkozy ne peuvent qu’arriver à la
conclusion suivante : voilà un homme d’action, l’un des dirigeants
politiques les plus énergiques de notre époque.
Bientôt, quand s’achèvera la présidence française de l’UE, Sarkozy devra revoir
ses ambitions à la baisse. Déjà, il a renoué avec la politique intérieure et
présenté avec force roulements de tambour un plan de sauvetage national, dont
le but est de rassurer la population, mais qui convainc peu d’économistes. La
France était à l’aube d’une crise majeure dès avant la crise. La politique et
l’économie ont couru après des réformes manquées. Le déficit du commerce
extérieur et la dette publique atteignent des sommets. L’impression d’être mal
armé pour les temps difficiles qui s’annoncent se renforce dans le pays, et la
cascade d’apparitions toniques de Sarkozy ne peut faire oublier que son Premier
ministre, François Fillon, avait sobrement constaté, voilà plus d’un an, que la
France était quasiment en faillite.
Avec la démocratie, c’est Montesquieu qu’il assassine
Et tout cela alors que le “téléprésident”, “l’omniprésident”,
“l’hyperprésident” n’a cessé de promettre des lendemains qui chantent
depuis son entrée en fonctions, en mai 2007. Résultat : la société
française s’est scindée en deux camps ennemis. Si l’on en croit les sondages,
une petite moitié des Français est satisfaite du président, tandis que l’autre
moitié, grosso modo, pense qu’il est une catastrophe pour le pays. Les seconds
ont de bons arguments, peut-être les meilleurs. Contrairement à l’Allemagne,
dont la démocratie est fondée sur le consensus, la France est encline à la
confrontation, et c’est Sarkozy lui-même qui a fait sortir le mauvais génie de
sa bouteille en faisant de la “rupture” l’objectif premier de son action.
Ce qui était encore perçu comme libérateur pendant la campagne électorale
devient aujourd’hui de plus en plus oppressant. Car le président ne met pas
seulement un terme aux pires traditions françaises, mais aussi aux meilleures.
Toujours en invoquant les valeurs suprêmes, les plus beaux idéaux, les
meilleures intentions, Sarkozy triture le corps vieilli de la démocratie
française et commence à inciser dangereusement près des organes vitaux. Des
fondamentaux démocratiques sont aujourd’hui en péril, tels que la séparation
des pouvoirs, la liberté de la presse, la protection des minorités. C’est
Montesquieu qui se trouve remis en question, lui qui disait voilà bientôt deux
cent cinquante ans que la vertu était le fondement de toute démocratie. Sans
vertu, écrivait-il, l’Etat devient la “proie” du pouvoir.
Quatre scènes de la France d’aujourd’hui. Scène 1 : le manifestant
Hervé Eon est traîné en justice et condamné [à 30 euros d’amende] pour “offense
au chef de l’Etat” après avoir brandi une pancarte ornée d’un “Casse-toi,
pauvre con” lors d’une visite de Sarkozy en province. Scène 2 :
le quotidien Le Figaro, propriété de Serge Dassault, un marchand d’armes
proche de l’Elysée, publie une photo retouchée de la ministre de la Justice,
Rachida Dati. Une bague d’une valeur de 15 600 euros brille par son
absence au doigt de la garde des Sceaux. Scène 3 : après une
manifestation de nationalistes corses sur la propriété de Christian Clavier, un
comédien proche de Sarkozy, le patron de la police corse est limogé sur ordre
de Paris. Scène 4 : l’ancien directeur de la publication de Libération
est arrêté à l’aube et menotté pour un commentaire d’internaute paru deux ans
plus tôt. Il est traité de “racaille” par les policiers et doit se soumettre
à plusieurs fouilles au corps.
Les ministres qui font office de chefs de rayon
Ce genre d’anecdotes fâcheuses n’a pas manqué dans la France de 2008,
l’an II du gouvernement Sarkozy. Le pays est aujourd’hui le sujet de comptes
rendus dont certains rappellent l’Amérique du Sud des années 1970. Après une
visite des prisons françaises, le commissaire européen aux Droits de l’homme,
Thomas Hammarberg, ne s’est pas contenté de trouver “inacceptable” la
situation carcérale ; il a également reproché à la politique judiciaire
française d’agir en contradiction avec les “droits humains fondamentaux”.
Cet été, pièces justificatives à l’appui, Human Rights Watch a brossé un sombre
tableau des procédés de la police française, jugés brutaux, et notamment de ses
méthodes d’interrogatoire. Il se passe en France quelque chose de tout à fait
inquiétant.
Après les années de plomb, sous Jacques Chirac – qui furent, avec le
recul, des années immobiles mais douillettes –, un nouveau style politique
a fait une apparition fracassante avec Sarkozy. Un style qui porte préjudice à
la grande culture démocratique du pays. Le discours politique se radicalise,
comme si Sarkozy et ses camarades de combat avaient été à l’école de George W.
Bush. Leur credo est le suivant : ceux qui ne sont pas avec nous sont
contre nous. L’axe du mal version Sarkozy se compose des syndicats, des
journalistes, des juristes, des étudiants, des scientifiques et des immigrés,
qui risquent, dans le pire des cas, d’avoir un aperçu musclé du nouvel esprit
en vigueur dans les salles d’audience et les commissariats. La réforme des
institutions qui vient d’être adoptée en France ne peut que renforcer cette
inquiétude. La Constitution, originellement destinée à conférer plus de droits
au Parlement, a au moins renforcé dans les mêmes proportions le rôle déjà
considérable du président et réduit le pouvoir du gouvernement. Celui-ci, nommé
par le président, sert aujourd’hui de cabinet privé de l’Elysée, dont la
toute-puissance fait penser au Versailles des rois de France. Sarkozy peut se
rendre seul aux conférences des chefs d’Etat et de gouvernement. Cela fait
longtemps qu’il porte les deux casquettes, et ses ministres ne sont depuis le
début que ses chefs de rayon.
Enivré par le pouvoir, Sarkozy se sent des compétences pour tout. Il prononce
des discours sur la maladie d’Alzheimer et la psychiatrie, sur l’industrie
automobile, sur le logement, sur l’urbanisme, présente des projets pour une
croissance durable et contre la misère ; il a une vision de l’avenir de
l’Afrique, et une des chances du Québec ; il a son idée sur l’éolien, sur
le Tibet et sur le rugby. Et, lorsqu’il n’a vraiment rien à faire, il demande à
l’Unesco d’inscrire la gastronomie française au Patrimoine de l’humanité. Ses discours
et ses projets sont rarement ceux que l’on pourrait attendre d’un homme d’Etat.
Eternel candidat en campagne, il est toujours à l’affût du prochain conflit. En
ces temps troublés, il manque au système politique français une figure
apaisante, un cadre de référence fiable, une instance neutre.
Si Sarkozy était au moins l’homme d’action pour lequel il se fait passer, le
champion de l’intérêt général, on pourrait minorer ce type de projets. Mais la
situation se trouve encore aggravée par le fait que, depuis son arrivée au
pouvoir, le président semble avoir oublié ce qu’il avait promis aux plus
défavorisés, alors qu’il a tenu scrupuleusement tous les engagements qu’il a
pris auprès des privilégiés. Sarkozy – plus personne n’en doute en France –
a abandonné le principe d’égalité de traitement de tous les citoyens. Il n’est
pas le “président de tous les Français”, mais plutôt un chef de clan
parvenu à la fonction suprême. Tout naturellement, ce devrait être l’heure de
l’opposition. Or – et c’est aussi ce qui met en difficulté la démocratie
française – celle-ci n’existe plus. Les socialistes, seuls capables de
mettre sur pied une alternative pour la prochaine présidentielle de 2012, sont
passés tout près de la dissolution. Incapable de régler ses querelles internes,
terrorisé par les ambitions de ses éléphants, jeunes ou vieux, le parti ne
fait, pour l’heure, plus partie des options.
Sarkozy et ses partisans n’ont cependant pas de quoi jubiler. En effet, chaque
fois que des situations conflictuelles de ce type sont apparues, que la machine
politique s’est grippée, le peuple français s’est toujours manifesté. Cela fait
tout juste trois ans que les banlieues autour de Paris s’enflammaient et que le
gouvernement proclamait l’état d’urgence. Depuis, aucun des problèmes qui
avaient conduit à la révolte n’a été abordé sérieusement. Sarkozy, qui avait
promis un “plan Marshall”, ne veut plus entendre parler de ce dossier. Au lieu
d’argent, d’économistes, d’urbanistes, d’architectes et d’enseignants, il
envoie de nouvelles unités de police dans les quartiers socialement
défavorisés. Ces précautions pourraient cependant se révéler prochainement
utiles, car la grogne monte, palpable.
Les forces de la désintégration déchirent la France plus que tout autre pays,
car la société française est un mélange bigarré d’ethnies, de religions et de
citoyens à la pensée libertaire rafraîchissante, mais le ciment qui
maintenait le tout s’effrite. Le processus avait commencé avant Sarkozy, mais
le président n’a rien entrepris pour le ralentir, l’atténuer ou créer du lien.
Au contraire : en divisant pour mieux régner, il sape un peu plus la
cohésion nationale. Et l’évolution actuelle démontre d’une façon exemplaire que
la démocratie et l’Etat de droit ne vont pas de soi mais doivent être reconquis
chaque jour, entretenus et parés de sens, de volonté et de vertu. L’Allemagne
l’a appris d’une façon plus amère que tout autre pays. La France, qui s’est le plus
souvent trouvée du bon côté de l’Histoire, doit aujourd’hui prendre garde de ne
pas l’oublier.
Ullrich Fichtner
Der
Spiegel